Photo : © droits réservés
D'aussi loin que l'on remonte dans notre histoire littéraire, la poésie chantée est l'objet d'une double attention : celle des musiciens les plus savants et celle des musiciens de la rue, des cafés, des kermesses.
Parmi les artistes de la deuxième catégorie, une femme — Yvette Guilbert — renouvelle profondément l'alliage de la chanson à la poésie au point que ses choix d'il y a plus d'un siècle demeurent pleinement actuels.
Son enfance est misérable et, dès l'âge de douze ans, elle travaille avec sa mère dans la couture. L'absence du père accentue leur précarité. À 16 ans, elle est embauchée comme vendeuse, à Paris, au magasin Le Printemps. En 1885, elle s'inscrit à des cours d'art dramatique puis débute comme comédienne en 1887. En 1889, elle se tourne vers la chanson. Sa voix haut perchée, son manque de puissance vocale et l'insuffisance de ses rondeurs corporelles, en complet décalage avec les artistes des cafés-concerts de l'époque, rendent ses débuts très difficiles.
En dépit des rebuffades du public et des contrats rompus avant terme, une chanson dont elle est l'auteure La Pocharde, lui apporte un premier succès en 1890. En moins d'une décennie, elle devient une vedette internationale et impose des partis pris artistiques radicalement différents des pratiques en vigueur.
Finis les fastueuses toilettes du soir, les corsets, les décolletées, les frous-frous, la « princesse maigreur » se présente sur scène en robe verte, avec des gants noirs, sans bijou et chevelure rousse relevée en chignon. « Vous êtes purée avec votre robe sans volant » lui reproche en 1890 le directeur du Concert-Parisien. Pour imposer cette silhouette, Yvette Guilbert fait appel aux meilleurs affichistes : Steinlen, Chéret et Lautrec. Les images de ce dernier sont loin de la satisfaire — ne lui écrit-elle pas « Petit monstre ! mais vous avez fait une horreur ! » — mais, consciente que ces illustrations servent au mieux sa réclame, elle fait fi de ses réticences et les utilise lors de ses nombreuses campagnes publicitaires murales ou dans la presse.
Finis aussi les refrains graveleux de ses confrères et consœurs. Elle veut un répertoire à caractère littéraire et sollicite ses amis poètes montmartrois : Léon Xanrof (il lui écrira plus de 50 chansons dont Le fiacre, L'hôtel du n° 3, Les trottins) ; Jules Jouy (La soularde) ; Jean Lorrain (Fleur de berge) ; Maurice Donnay (Les vieux messieurs) ; Jean Richepin (La glu) ; Maurice Mac Nab (Les fœtus) ; Aristide Bruant ; Maurice Boukay ; Maurice Rollinat...
Ce répertoire, distillé par une diction impeccable, fait oublier les modestes capacités vocales d'Yvette Guilbert et la « diseuse fin de siècle » est acclamée, jusqu'aux années 1900, non seulement dans les cafés-concerts parisiens mais aussi en Europe, en Afrique du Nord, aux Etats-Unis, au Canada.
Convaincue que son art de la chanson ne le cède en rien à celui des meilleures comédiennes ou cantatrices, Yvette Guilbert exige d'être rémunérée à leur niveau. Plus qu'une revanche sur la pauvreté de son enfance, c'est sa manière de légitimer son métier et son talent. Le passage du XIXe au XXe siècle constitue une double charnière pour Yvette Guilbert. Au plan personnel, la chanteuse tombe gravement malade. Elle subit l'ablation d'un rein en 1899 et doit affronter, jusqu'en 1915, six opérations pour survivre. Durant cette maladie, elle développe une profonde foi religieuse qui sourd dans son répertoire. Au plan artistique, Yvette Guilbert concrétise des recherches qu'elle mène depuis 1895 sur les chansons anciennes : « J'ai recueilli avec soin et patience mes outils. Du Xie au XIXe siècle, plus de soixante mille chansons paroles et musique sont sous mes yeux. (...) La modernité étrange de certains poètes du Moyen Âge était si troublante parfois que je me disais qu'une force mystérieuse m'avait poussée vers eux pour achever de me faire connaître la source de la satire chatnoiresque de mes débuts. »
À nouveau répertoire, nouvelle silhouette. Elle présente, en costumes d'époque, le récital Chansons Pompadour et crinolines (accompagnée, à Paris en 1905, par un clavecin, un quinton et deux violes). Elle entame, en 1906, la publication de recueils de chansons anciennes. Elle multiplie les créations : Légende dorée et Chansons du XVIIIème, puis, durant ses tournées en Amérique du Nord, entre 1915 et 1919, un programme de chansons médiévales et un mystère du XIVe siècle. À New-York, elle publie How to sing a song en 1919 — la version française L'Art de chanter une chanson parait en 1928 — et crée une École des Arts du Théâtre qu'elle anime jusqu'en 1922. De retour en France, elle se produit avec Six siècles de chansons françaises avant de concevoir, en 1926, un récital inattendu : Les femmes dans la chanson...
En ce XXe siècle naissant, Yvette Guilbert affirme la première que la poésie mise en musique et chantée dans les codes de la chanson est une forme d'expression majeure au même titre que l'opéra, le théâtre, la peinture... Par la qualité de son art, Yvette Guilbert fait sortir la poésie des salons dans lesquels se développe la mélodie française dont la composition et l'interprétation sont du domaine de la musique savante. Elle est aussi la première à concevoir des spectacles dans lesquels des textes écrits à sa demande par de talentueux poètes et écrivains côtoient des chansons du patrimoine qu'elle prend soin d'adapter en un français accessible à tous.
Avec ce second répertoire, sa carrière, outre ses multiples passages parisiens*, est toute aussi internationale qu'avec le premier : Angleterre, Europe centrale, Scandinavie, Belgique, Allemagne, Etats-Unis, Canada, Moyen-Orient, Italie...
Cette passion pour les chansons des temps passés ne bride nullement son attention envers les progrès technologiques. Elle procède, dès 1895 à ses premiers enregistrements et grave, de cette date à 1934, plus d'une centaine de titres. En 1900, elle fixe Le Fiacre pour « Le Cinématographe parlant » (film avec des images adaptées au son d'un enregistrement). En 1924, elle entame avec Les deux gosses de Louis Mercanton, une carrière d'actrice de cinéma. Suivent Faust de Friedrich Wilhelm Murnau et une adaptation de La petite Fadette par Friedrich Zelnik, L'Argent de Marcel Lherbier, Les deux orphelines de Maurice Tourneur, Pêcheur d'Islande de Pierre Guerlais et, en 1936, Faisons un rêve de Sacha Guitry. Elle profite de son expérience pour filmer plusieurs de ses chansons entre 1929 et 1932.
La chanson, le cinéma et, bien entendu, le théâtre. Yvette Guilbert s'y produit tout au long de sa vie (ainsi à Paris en 1933, dans L'Opéra de quat'sous de Brecht). Ajoutons, pour faire bonne mesure, ses activités pédagogiques liées aux arts de ta scène, ses deux romans et plusieurs livres de mémoires dont La Chanson de ma vie en 1927.
Ainsi, Yvette Guilbert qui a fréquenté Saint-Saëns et Massenet, qui fut l'amie de Rictus, Loti, Louys, Robert Musil et Sigmund Freud, à propos de laquelle Apollinaire, Gounod, Zola, Mirbeau et le jeune Marcel Proust ont écrit, a-t-elle défriché une voie que des artistes épris de poésie chantée — Agnès Capri, Juliette Gréco, Michèle Arnaud, Cora Vaucaire, Colette Magny, Jacques Douai, Serge Kerval, Yves Montand, Marc Ogeret, Francesca Solleville, Hélène Martin, Michèle Bernard... — ont, à des titres divers, continué d'explorer et d'affermir.
Bernard Ascal
* En 1904, elle chante au Bataclan — l'établissement touché par les attentats de novembre 2015.