Ce livre élégant, relié d'une fine ficelle, est comme un catalogue d'exposition, sauf que c'est ici l'exposition d'une vie. D'une vie d'homme, d'une vie d'artiste. Celle d'un modeste humain qui est tant un créateur qu'un passeur.
Pas facile en fait de parler d'un homme qui fuse de toute part, qui porte son art sur tous les fronts, en des galeries d'art, dans vos oreilles, en des typographies ordonnées. On le sait peintre ici, flirtant avec le pop-art et le surréalisme ; on le découvre chanteur et musicien là. Il est poète et publie. Il est directeur de collection et n'a de cesse de faire découvrir ou redécouvrir autrui.
J'ai dit d'une vie mais c'est comme si il en avait plusieurs, aux arts imbriqués. En complémentarité, en cohérence.
Outre le fait qu'il ait une dizaine de pièces dans sa discographie (ses propres créations, certes, mais aussi des mises en musique et en voix d'auteurs et poètes tels que Raymond Queneau, Abdellatif Laâbi, Joyce Mansour, Benjamin Péret, Max Jacob, Véronique Tadjo et pas mal d'autres encore), l'homme s'est humblement investi d'une lourde succession « chanson » : celle de Marc Robine au sein du label EPM, pour une collection associant Poètes & Chansons. Puis une autre collection encore, Les voix de la poésie. Deux collections qui se sont souvent heurtées à la dure loi d'une économie qui n'entend pas grand chose aux choses de l'esprit.
Pour lui tirer portrait, se saisir d'une part du dossier, d'un bout de l'enquête, ils se sont mis à quatre : Michel Trihoreau, José Pierre, Pierre Tilman et Marc-Albert Levin.
Trihoreau reconstitue le parcours de cet autodidacte en tout, résolu depuis tout gosse à faire de la peinture, qui pour toujours retient de l'église de son enfance la conjugaison de l'architecture, de la peinture et du chant.
Vies parallèles, oui, qui se nourrissent à l'envi, au moins en terme de créativité. Bernard considérant que la peinture ne va pas sans l'écriture de poèmes et de chansons. Je peins donc j'écris. J'écris donc je chante. Et le voici donc aussi chanteur…
Critique chanson et critiques d'art se sont mis dare-dare à explorer, revisiter tout Bernard Ascal. Ça nous donne ce livre pas comme les autres, qu'on aura du mal à sérier, à ranger à tel ou tel endroit de sa bibliothèque. A l'image du bonhomme, en fait : inclassable, irremplaçable. Et fondamentalement nécessaire. Si son nom n'est pas au fronton des grandes salles de spectacles, il est, dans l'ombre, un des artisans de cette chanson. Et si ses toiles n'ont pas encore la côte de très grands peintres, elles en prennent le chemin, gagnant en valeur chaque jour que le peintre fait.
On sort de ce livre gagné de sympathie, d'empathie pour ce singulier Bernard Ascal, avec l'envie de découvrir ce qu'il nous propose. Ses toiles bien sûr, ses textes et ses chansons. Et comment, comme chanteur, il nous fait découvrir ses adaptations chantées de Soupault ou de Laâbi, du Corbusier, de Senghor ou de Doni. Comment ce monsieur est un formidable passeur de poésie.
Bernard Ascal, Sorties de pistes, Éditions du Petit Véhicule, collection « La galerie de l'or du temps », 2015. Le dernier disque en date de Bernard Ascal est « Répétition », album réalisé et offert par le Musée de la Seine-et-Marne à l'occasion, en 2014, de l'expo « Bernard Ascal, chercheur de signes ».
« Répétition »
UN CD DE SEPT TITRES
Bernard Ascal, touche à tout de talent, accompagne son exposition Bernard Ascal-Chercheur de signes, d'un CD qu'offre le musée départemental de la Seine-et-Marne à Saint-Cyr-sur-Morin et réunissant sept chansons. Il ne traite que de sujets sérieux, mais avec fantaisie. Lucien Wasselin l'a apprécié.
Je commençais ma note de lecture relative à « Pas même le bruit initial » par signaler que Bernard Ascal était un touche à tout de talent. L'occasion m'est donnée d'illustrer ce propos. En effet son exposition de peintures au Musée départemental de la Seine-et-Marne à Saint-Cyr-sur-Morin (dans la maison jadis habitée par le poète Pierre Mac Orlan) a été accompagnée par la sortie d'un CD qu'offre le dit musée à l'occasion de l'exposition Bernard Ascal-Chercheur de signes.
Ce CD, sobrement intitulé « Répétition », regroupe 5 titres enregistrés lors de séances de répétitions et 2 captés en public. Lors des répétitions Bernard Ascal est accompagné de Sylvain Durand au piano (sauf sur un titre où ce dernier est remplacé par Roger Pouly) et de Gaël Ascal à la contrebasse. Pour les deux chansons enregistrées lors de concerts, c'est Roger Pouly qui est au piano…
J'avoue que j'ai donné la priorité à la lecture et que j'ai remis à plus tard l'écoute des CD reçus en SP. Mais il est temps maintenant de passer aux actes. Et, bien que les sept plages de ce CD soient des enregistrements anciens qui s'échelonnent de 1989 à 1997, ce fut le plaisir...
Plaisir de l'intelligence car Bernard Ascal est à l'opposé des chanteurs à la mode qui prennent le public pour une masse décérébrée. Il ne traite que de sujets sérieux, mais avec fantaisie. Qu'on en juge : le quotidien qui n'exclut pas la profondeur et la réflexion, la mort et les dérives sociétales mercantiles (trafic d'organes, euthanasie…), le charity-business ou l'enrichissement de quelques-uns prêts à toutes les irrégularités et malhonnêtetés.
Mais tout cela se chante sur des musiques jubilatoires et les paroles sont cocasses à souhait : Bernard Ascal sait se moquer des situations qu'il dénonce. Mais il respecte toujours ceux qui souffrent. Ainsi dans La serpillière, c'est pour mieux dénoncer le déclassement qui frappe nombre de nos contemporains : sa virtuose de la serpillière (qui travaille comme fille de salle dans un hôpital) ne se demande-t-elle pas « Y a-t-il une pensée sans la matière ? » La description de la marchandisation de l'organisme humain, de la vente d'organes, du désir d'éternelle jeunesse du corps masque mal l'appât du gain de certains : et c'est l'occasion d'un véritable jeu de massacre épinglant les excès de la société dans une langue bousculée. Mais tout cela s'écoute actuellement. Un exemple, Pourvu qu'ça dure date de 1989 mais l'auditeur attentif trouvera un aspect très contemporain dans les paroles : payer ou non ses impôts, toucher des dessous de table, etc …
Bien sûr Ascal ne passe jamais à la radio, il n'est pas invité sur les plateaux de télé… C'est une raison suffisante pour l'écouter. D'autant plus qu'il ne prend pas les auditeurs pour des imbéciles.
http://www.rfi.fr/emission/20140924-picasso-poemes-propos/
Bernard Ascal : « Pas même le bruit initial »
Bernard Ascal a été (est toujours) peintre. De fait, c'est un touche à tout de talent, il chante, met en musique les poètes, il dirige une collection de disques chez EPM et écrit de la poésie. « Pas même le bruit initial » appartient à cette dernière activité même si le recueil est illustré par un certain Bernard Ascal…
Il donne à entendre, non le bruit de fond de l'univers, mais celui d'une certaine société exécrable, cela va sans dire : la nôtre. Les poèmes sont regroupés en cinq chapitres. La première suite est une célébration de la vie par l'intermédiaire de la nature, du végétal ; mais ça grince avec les herbicides ! La deuxième dénonce les travers de la société qui sait se peindre en rose pour donner l'illusion que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ; mais Bernard Ascal est lucide, il donne à voir à son lecteur les sans papiers, les émigrés, les charters de la honte… Le ton fait alors penser à Jacques Prévert et à sa chasse à l'enfant. La troisième commence avec des blasphèmes pour mieux symboliser la nécessaire révolte mais il se sent responsable de ce qui ne va pas dans le monde : « ce n'est pas beau à voir / mon intérieur » écrit-il… C'est qu'il ne se pose pas en sauveur du monde, il est semblable à la foule qui l'environne, c'est une leçon de responsabilité collective qui est donnée, mine de rien, sur un ton à l'opposé de toute morale.
La quatrième s'intéresse à la langue, aux mots ; là encore, Bernard Ascal sait se tourner en dérision : « à la différence de tant d'autres / cela ne me permet pas d'écrire des vers / moins mirlitons ». La dernière partie sonne comme une conclusion empreinte de modestie. Bernard Ascal a beau dire Je, c'est le portrait d'un citoyen lambda qu'il trace dans ses poèmes d'esprit libertaire.
Images au vitriol de l'homme, dénonciation des passeurs, des forces de l'ordre, des contrôles d'identité… Tout est dit avec beaucoup de fantaisie, voire d'humour (parfois noir). Un recueil à lire…
(Bernard Ascal, « Pas même le bruit initial ». Gros Textes, 72 pages, 10 €. Sur commande chez l'éditeur : Gros Textes. Fontfourane. 05380. Châteauroux-les-Alpes).
1
Des Poèmes & Propos de Pablo Picasso
dits et chantés par Bernard Ascal
à ses propres poèmes de Pas même le bruit initial
par Marc Albert-Levin
Picasso, revisité par Bernard Ascal,
en poète et critique d'art inconnu
Ce que j'ai trouvé ce matin dans ma boîte à lettres, m'a
littéralement sauvé de la tristesse. Bernard Ascal a eu la
gentillesse de m'envoyer par la poste ce double CD qui
comporte, en plus de poèmes pour le moins étonnants, des
propos de Picasso sur l'art, glanés dans divers interviews
donnés par lui à des personnages aussi intéressants et divers
que Gertrud Stein, Hélène Parmelin, Roland Penrose et André
Malraux. L'origine de ces propos est identifiable si on le veut.
Elle est, en caractères minuscules, fidèlement indiquée dans le
petit livret accompagnant les disques. Mais cela importe moins
que ce que l'on entend : un Picasso débarrassé de tout accent,
de toute étrangeté, dont la liberté de pensée et de langage est
absolument étonnante. Il ne parle que de ce qu'il connait, de
façon très concrète : la peinture, ancienne et moderne, l'art
moderne auquel il a contribué lui-même en évitant comme la
peste les répétitions et la sclérose. Ce Picasso, libéré des
innombrables exégèses, vous parle sans affectation. Il semble
uniquement soucieux de faire comprendre une constante de sa
longue carrière : son désir de révéler la vérité simultanément
sous plusieurs facettes parce que c'est ainsi qu'il l'a aperçue,
ainsi qu'il l'a perçue.
Bernard Ascal nous livre ici un travail magnifique auquel
il a dû consacrer un temps considérable : de recherche et
d'agencement des textes pour les propos ; de déchiffrage,
d'interprétation et de mise en musique pour les poèmes.
L'art abstrait
Les propos de Picasso sur l'art sont parfois de simples boutades ou des provocations. Lorsqu'il dit par exemple qu'en parlant de l'abstraction on la compare toujours à la musique et que c'est peut-être pour cela qu'il n'aime pas la musique. Mais ils fourmillent aussi des réflexions profondes, notamment lorsqu'il souligne que, si violente que se veuille la peinture abstraite, elle reste « de bon ton » comparée aux transgressions qu'on ne lui pardonne pas à lui Picasso – la déformation de la figure humaine, la contestation de ce que croient voir les yeux de tout le monde. Ou lorsqu'il souligne l'absurdité des gens qui veulent « comprendre la peinture » sans même connaître son histoire ou l'avoir regardée. Voudrait-on comprendre la physique sans l'avoir étudiée ?
« L'art nègre »
On écoute avec une attention toute particulière ce que dit Picasso de « l'art nègre », cette appellation impropre de l'art africain que Tristan Tzara, dès 1951, avait eu la sagesse de ranger parmi« les arts dits primitifs ». Picasso en eut la révélation dans les réserves sinistres du Musée de l'Homme au Trocadéro, bien des années avant l'existence du musée du Quai Branly. Il reproche à Braque et aux artistes qui s'intéressent à l'art africain à la même époque (Matisse, Derain et bien d'autres, de n'y voir que des sculptures, des propositions formelles. De Braque, il dit, presque comme un reproche « Il n'est pas superstitieux ! » Alors que pour sa part, il reconnait qu'il s'agit d'objets rituels, chargés d'un sens spirituel. Il dit même que grâce à eux, il a appris le sens d'un mot français, « intercesseur ». A son œuvre personnelle aussi, il a toujours voulu assigner un rôle d'intercession comparable. Elle est chargée de protéger des forces mauvaises, de les exorciser en même temps que d'exprimer cette haine de tout ce qui attente à la vie qu'il sut si bien peindre dans Guernica.
Le succès
Particulièrement intéressantes aussi sont les réflexions de
Picasso sur le succès, sur la nécessité du succès, évidente dans
son cas. C'est à l'abri du succès des périodes bleues et roses
que Picasso a pu continuer à faire ce qui lui plaisait. Son nom
même (avec le double S qui l'associe, qu'il associe à Poussin,
Matisse et Rousseau) contient les deux SS, ceux de scandales
et succès.
Succès est un mot alourdi par toute la jalousie de ceux
qui n'en ont jamais eu. Dont je suis. Pour ma part, je me suis
plutôt identifié aux auteurs de chefs-d'œuvre inconnus (J'avais
fondé en 1995 une association qui portait ce nom). Mais
Bernard Ascal a réussi ce tour de force de faire entendre et de
rendre très sympathique cette facette ignorée de Picasso, celle
du poète et du critique d'art inconnu !
En 1996, le 16 avril, le jour où Tristan Tzara aurait eu
cent ans, j'avais organisé dans une galerie du 19e dont j'étais le
directeur artistique (la Galerie JaJa fondée par l'architecte Ja-
cques Bertin et l'écrivain Ja-cques Jouet) un "Hommage de
JaJa au mage de Dada". J'avais écrit un manifeste qui s'appelait Le J.A=JA du Jajaïsme. Il comportait notamment un
Addenda N° 3 qui rangeait déjà Picasso, bien malgré lui,
parmi les jajaïstes. L'article 5 du manifeste de Jaja disait :
« Chacun peut faire partie du mouvement JAJA »
Et l'Addenda N° 3 suggère que Bernard Ascal était lui
aussi, sans le savoir et sans le vouloir un jajaïste bon teint,
même si lui et moi, à l'époque, ne pouvions pas nous en
douter. Au risque d'avoir l'air un peu pédant, mais aussi parce
que le texte de Zéglobo Zéraphim publié par Bruno Durocher
en 1996 dans la collection Lyre Lézard, « Hommage de JaJa
au mage de DaDa » est depuis longtemps épuisé, je tiens à en
fournir ici-même une preuve irréfutable :
Addenda N° 3 Addenda N° 3 Picasso par Max Jacob et par « Le désir attrapé par la queue • Et Zeraphim par sa place de lanterne rouge dans l'ordre alphabétique français, parmi beaucoup d'autres, connus ou inconnus, sont JaJa JaJa.
Mais revenons aux poésies de Picasso proprement dites.
Au cours d'une première lecture que Bernard Ascal en a faite,
à la Halle Saint-Pierre, j'étais stupéfait par tant de liberté prise
avec la langue française. J'ai d'abord pensé qu'elle devait
quelque chose à l'ignorance d'une personne dont le français
n'était pas la langue maternelle, et que comme Tzara à ses
débuts, cela Picasso avait simplement la trouvaille heureuse.
Aux innocents les mains pleines. J'ai pensé : «Mais Tzara par
la suite a beaucoup travaillé. Il n'y a qu'à lire son exégèse de
François Villon à la fin de sa vie ! Tandis que Picasso s'est
toujours contenté du premier jet, ce premier jet dont il fait
l'éloge en peinture mais qui a souvent besoin d'être retravaillé
en littérature. »
Toutefois, l'écoute attentive du disque m'a fait changer
d'avis. Ce n'est pas par pure fanfaronnade que Picasso
revendique l'invention du mot surréalisme, utilisé ensuite par
Guillaume Apollinaire et repris par André Breton. Breton prit
d'ailleurs toujours la poésie de Picasso très au sérieux. A
propos d'un poème dont l'arbitraire l'avait surpris et pour
lequel il avait quelque difficulté à imaginer une musique,
Bernard Ascal eut soudain une illumination. C'était la simple
juxtaposition d'une liste d'objets suivis de leur prix dans un
catalogue, et la vision simultanée du repas sur la table. Une
sorte d'équivalence littéraire de la perception dans un visage,
de plusieurs angles à la fois.
A la Halle Saint-Pierre, lors de la présentation de ces
poèmes mis en musique, à côté de Bernard Ascal, il y avait
également Françoise Piot, co-auteure d'un livre rare « Picasso,
Ecrits », publié en 1989 par Gallimard et la Réunion des
musées nationaux.
Les quelques mots échangés avec Françoise Piot, (elle
m'a rappelé qu'elle figurait dans le « Dictionnaire Picasso »
de Pierre Daix) m'ont donné envie de passer un coup de fil à
Pierre avec qui j'avais travaillé pendant des années aux
« Lettres Françaises ».
Je suis donc allé voir Pierre Daix, à qui j'ai donné le CD de Bernard Ascal chantant les poèmes de Picasso. L'idée que le français fut une langue étrangère pour Picasso lui a semblé saugrenue, elle ne lui avait même pas traversé l'esprit. Il m'a dédicacé son livre « A Marc Albert, ce dictionnaire sur un grand ami, son ami Pierre » Et comme je lui ai demandé de me dédicacer aussi un livre dont je m'étais beaucoup servi, son Aragon, il a écrit « Pour Marc Albert ARAGON qui nous a réunis, son ami Pierre, 3 03 14. » C'est bien vaniteux de ma part que d'étaler ces autographes, mais on a les stars que l'on peut. Et surtout parler à quelqu'un qui les a côtoyés autant, cela nourrit l'illusion qu'ils n'ont pas quitté la vie depuis si longtemps !
Brassaï, flâneur diurne et nocturne
Les chansons de Bernard Ascal m'ont donné envie de relire les merveilleuses « Conversations avec Picasso » de Brassaï— ce même Brassaï dont les photographies ont été exposées à l'Hôtel de Ville de Paris, du début novembre 2013 à la mi-mars 2014. Brassaï fut un passionnant témoin de son époque, qu'il a aussi photographiée par l'écrit. En l'accompagnant dans ses flâneries dans Paris, de jour comme de nuit, (voir le très beau « Brassaï, le flâneur nocturne » de Sylvie Aubenas et Quentin Bajac), on fait de merveilleuses rencontres. Entre autres avec Henri Miller, cet inimitable Parisien, champion de la libre flânerie hors catégories ! Brassaï a doublement immortalisé la pièce de Picasso « Le désir attrapé par la queue » : par une photo célèbre et par la description qu'il en donne dans son livre. Picasso l'avait écrite sur un cahier d'écolier à Royan en quatre jours – du 14 au 17 janvier 1941. Brassaï écrit très justement que tout ce qui le préoccupait alors « le rude hiver, l'occupation allemande, les privations, l'isolement, la méfiance, les plaisirs du lit et de la table sont les moteurs qui animent ses personnages burlesques. » La lecture eut lieu chez les Leiris, Michel et Louise, dite Zette, quai des Grand Augustins, à quelques pas de l'atelier de Picasso. C'est Marcel Camus, chargé de la mise en scène, qui frappait les trois coups et annonçait les décors ou des indications comme « Tout le monde sort habillé et couvert de mousse de savon de la baignoire, sauf la Tarte, (jouée par Zani Campan) toute nue ». Jean-Paul Sartre joue le rôle du Bout-Rond, Simone de Beauvoir, celui de la cousine de la Tarte, Raymond Queneau, est l'Oignon, et Dora Maar, l'Angoisse Grasse qui fait la paire avec l'Angoisse Maigre, Germaine Hugnet.
« Le désir attrapé par la queue » est une pièce culte qui
renaît périodiquement. Le Living Theatre de Julian Beck et
Judith Malina en avait proposé une version à New York en
1952. Elle fut créée quinze ans plus tard par Jean-Jacques
Lebel et Allan Zion en juillet 1967 à Saint-Tropez, lors du
Festival de la Libre Expression. Elle avait alors pour
interprètes, entre autres, la strip-teaseuse Rita Renoir, Taylor
Mead qui fut souvent filmé par Andy Warhol dans sa Factory,
et Ultra Violet, qui avait été présentée à Warhol par Dali et qui
œuvre toujours à Nice. Jean-Christophe Averty en a fait une
version pour la télévision en 1988, en découpant la photo de
Brassaï et en faisant dire à chacun son rôle.
Cette pièce déconcertante, qui rappelle un peu « Le Cœur
à Gaz » de Tristan Tzara, (dont les acteurs s'appellent Œil,
Cou, Sourcil, Oreille), renaîtra-t-elle avant les années 2020 ?
Combien de temps encore serons-nous privés d'une télé de la
surréalité ?
Bernard Ascal : un artiste protéiforme
Il parait que Christophe Colomb a découvert l'Amérique. Comme si l'Amérique n'avait pas existé avant lui. Le comédien afro-américain Dick Gregory, dans les années 70, se moquait de lui en disant : « Figurez-vous que l'autre jour, en descendant la rue, j'ai 'découvert' une Cadillac ! » Eh bien figurez-vous que moi, j'ai récemment découvert Bernard Ascal, un artiste protéiforme, un multi-instrumentiste, un véritable homme orchestre. Et croyez bien qu'il a plus d'une corde à son arc, plus d'un tour dans son sac. Il a composé, avec l'accord d'Aimé Césaire un oratorio sur le « Cahier d'un retour au pays natal ». Il a mis en musique les poètes de la négritude, Senghor, Damas, René Depestre et bien d'autres ; et des poètes surréalistes comme Philippe Soupault et Benjamin Perret. Bernard Ascal est indéniablement l'auteur de chefs- d'œuvre sinon inconnus, du moins qui mériteraient d'être beaucoup plus largement connus.
J'ai souvent admiré la polyvalence de certains artistes, peintres-musiciens ou musiciens-peintres, mais Bernard Ascal, non content de cette double identité, en rajoute une troisième, celle de poète et d'écrivain. Si je me mets à chantonner You Rascal you ! Sacré gredin !, une chanson des années Trente interprétée par Louis Armstrong et Serge Gainsbourg, entre autres, il ne faudra surtout pas prendre cela pour un reproche (c'est une chanson écrite par un musicien qui pestait contre un gredin à qui il avait donné l'hospitalité et qui en avait profité pour partir avec sa femme !) N'y voyez qu'un truc mnémotechnique pour ne pas oublier son nom : Berna R…ascal, lui !
Les personnes que je rencontre dans mes flâneries, si surprenantes qu'elles puissent paraître, ne sont pas des fictions. Ce sont des gens bien réels et dans le cas de Bernard Ascal, c'est d'autant plus facile à vérifier que voici l'affiche d'une exposition de son œuvre peinte, au Musée de la Seine et Marne, à Saint Cyr sur Morin, visible jusqu'en décembre !
Bernard Ascal, Mai-septembre 79 , huile sur toile, 130 x 81 cm.
N'attendez quand même pas décembre 2014 pour faire connaissance avec lui !
La peinture de Bernard Ascal me rappelle ce mouvement qu'on a appelé « figuration narrative », et ce que mon ancien collègue de « Cimaise », le critique d'art Gérald Gassiot- Talabot, avait étiqueté d'un nom qu'on aurait pu croire tiré du « Paysan de Paris » d'Aragon, « Les mythologies quotidiennes ».
Est-il possible d'être à la fois, bon peintre, bon écrivain et bon musicien ? Je vois déjà les sceptiques hausser les épaules. J'entends ceux qui devant un polyglotte disent : « J'ai déjà du mal à bien parler une seule langue, alors deux … trois .. » Franchement enthousiasmé par la mise en musique de poèmes que j'aime, et par cette vie supplémentaire que leur donne Bernard Ascal, ravi d'en découvrir d'autres que je ne connaissais pas, c'est au metteur en musique, qu'en incorrigible critique, j'avais envie de décerner la palme. Tout en me demandant : « Mais lui, où est-il ? Où se cache-t-il ? »
Un CD de sept chansons dont il est lui-même l'auteur, paroles et musique, réalisé et offert par le Musée de la Seine et Marne à l'occasion de son exposition, m'a donné la réponse à cette question. Et aussi à d'autres.
— Comment êtes-vous devenu chanteur ?
— Je n'en avais pas du tout l'intention. Mais quand je montrais mes textes à des chanteurs, dont certains très connus, ils me répondaient : « C'est très bien mais c'est inchantable » !
Sept chansons inchantables …
et que pourtant il chante !
« Y-a-t-il une pensée sans la matière … une pensée hors de la chair ? » Ascal met cette question dans la bouche de la fille de salle d'un hôpital « c'est à ça qu'j'rêvasse en passant la serpillère ».
Il chante ensuite « un enclos sans ciel ni âme qui vive … castré, re-cadastré où le processus de pacification aurait pu être amené à son terme ».
Le troisième morceau fredonne sur un ton allègre : « Pas facile, pas facile d's'infiltrer dans la réalité, pas facile pas facile d's'insinuer dans une identité… »
Ascal excelle à glisser dans des mélodies agréables et des rythmes entrainants, des paroles assez terrifiantes, comme « J'suis mort, ou juste au bord . » Il décrit ce qui se passe dans la tête d'un homme qui se demande s'il est « vraiment occis, ou juste en sursis, mais c'est pas moi qui décide ».
Dans Body-Soldes, un crieur vante l'acquisition d'organes neufs ou d'occasion, et à 90 % en chair humaine.
« Pourvu qu'ça dure » ironise sur la joie de remplir des formulaires, de payer ses impôts et de signer des récépissés.
La plus belle, pour moi, de ces sept chansons auxquelles Bernard Ascal a donné le titre, prosaïque de « Répétition » est « La doudou, la douleur » : « Heureusement qu'la doudou, la doudou, la douleur / Pour peu qu'elle soit d'ailleurs/ qu'elle saigne dans un autre cœur / C'est indicible … » Après l'énoncé d'un jet de vitriol, un vol, un viol dont très loin d'ici d'autres ont été victimes, « .. un type saigné à blanc, un type mauvais pigment … », une brutale constatation revient en refrain : J'ai rien senti ! » Et cela se termine par cette pirouette : « Heureusement qu'la doudou, la doudou, la douleur, elle se mêle pas à mes bobos, mes bobos, mes bonheurs ! »
J'ai reçu ce matin, mardi 27 mai un petit livre de 70 pages de poèmes de Bernard Ascal, intitulé « Pas même le bruit initial » et illustré de plusieurs peintures de lui. (Editions Gros Textes, publié par l'Association Rions de Soleil, et imprimé à Châteauroux-les-Alpes 05380).
Parlons de la peinture d'abord. Pas facile, pas facile à définir. Ascal fait des associations de formes comme on fait des associations d'idées, l'une conduisant à l'autre. Il y a des entrelacs de tubulures qui se terminent par des mains ou des pieds, dans un climat de fête foraine, avec un petit goût de bonbon acidulé. On y reconnait des godasses, des anses de couvercles de soupières, des cors de chasse, des ballons, des bulles, des bulbes ou des ampoules électriques, des chevaux à bascule dont il ne reste plus que la bascule, un crabe qui cache ses pinces dans des gants de boxe, des ailes dont on ne sait pas très bien si ce sont des ailes de canard ou des ailes d'ange, des pistolets genre farces et attrapes qui quand on appuie sur la gâchette, se changent en fleurs de papier crépon.
Il y a même, p. 49, une peinture étrange mais joyeuse, où l'on retrouve tout à la fois les striures de bas à résille rose, des petits cœurs en dentelle de papier blanc découpé, comme on en trouve sous un gâteau d'anniversaire, plus les rubans qui attachent la boite en carton dans laquelle on pourrait le mettre. En haut à droite un petit gnome vert s'extasie dans une lumière solaire, et en bas au centre, une énorme oreille solitaire semble à l'écoute du cosmos, assez grande ouverte pour percevoir jusqu'au bruissement des étoiles.
Quant aux poèmes, ils me touchent d'autant plus que s'y retrouve cette préoccupation qui devient obsédante quand des êtres chers meurent autour de vous. Est-il possible d'éclaircir le plus grand mystère, celui de la vie et de la mort ? J'admettrais volontiers avec Bernard Ascal que tout le reste, en comparaison, semble plutôt futile.
Ce ne sont pas des poèmes tonitruants qui claironnent mais des poèmes drôles et vrais qui posent des questions. Par exemple :
de la claustrophobie des pieds
j'ai beaucoup souffert
en les confinant
dans diverses chaussures
grolles, godillots, brodequins de tous acabits …
souffrirai-je d'une claustrophobie
du cercueil ?
Ou encore :
est-ce qu'en mourant,
on tue celui que l'on fut ?
est-ce qu'en vivant on tue
celui que l'on ne saurait être ?
J'ai aussi un autre poème favori, parce qu'il me rappelle Zelig, le héro d'un inoubliable film de Woody Allen, et que je m'y reconnais parfaitement. C'est :
je suis toujours en sympathie
et cela m'étonne encore
avec celui que je rencontre …
en contact avec un partisan des eaux troubles
ma vase naturelle sourd de partout
si je converse avec un con
la connivence est instantanée
mais si je converse avec un type intelligent,
alors là, non
je n'ai jamais constaté la moindre amélioration
de mes propos…
cependant, il me sera sympathique
et je lui sourirai
Je crois pour ma part que l'on gagne toujours à converser avec des gens intelligents, et que certains, comme Bernard Ascal, ont même la bienveillance de vous faire vous sentir intelligent vous-même. Je crains qu'il ne soit, (en poésie, plus qu'en peinture ou en musique), un peu trop modeste. En tout cas je le trouve extrêmement sympathique, et lui suis reconnaissant de l'aide appréciable qu'il m'a fournie dans ma lutte contre la tristesse. Difficile de ne pas sourire en lisant ses poèmes, en regardant ses tableaux ou en écoutant ses chansons.
Bernard ASCAL : PICASSO, Poèmes & propos, ouvrage illustré, accompagné de 2 CD Edtions EPM – Collection Les mots magiques, 25 €
Picasso, peintre illustre, serait-il un poète méconnu ? - De nombre de ses admirateurs assurément. Il faut saluer l'entreprise de Bernard Ascal, lui-même poète, qui après avoir mis en musique et interprété Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, les poètes de la négritude, chez le même éditeur, présente et enregistre Poèmes & propos de Pablo Picasso.
Picasso, ami des poètes, a participé à la première exposition surréaliste de 1925. C'est au cours de l'été 1935, à 54 ans, qu'il se lance dans l'écriture de poèmes, activité qu'il poursuivra jusqu'en 1959. Le peintre ne saurait être enfermé dans un mouvement ou une école tant son œuvre est mouvante, indépendante de tout système, inclassable, et tant il a lui-même innové, impulsé, représenté différents visages de la modernité : du cubisme à la déconstruction abstraite, abondamment controversée en son temps… Au total, il a écrit 350 poèmes (dont 200 en français) nettement marqués par l'imagerie (« le stupéfiant image ») et la poétique surréalistes. André Breton en saisit métaphoriquement la genèse : « Cette poésie, comme s'il n'en existait pas encore, est un théâtre dans une boucle d'oreille ».
Et Brassaï : « Ses dessins sont trempés dans la même encre que son écriture...
Par eux, on puise à la même source.» Si ces poèmes, ludiques et sensoriels, font parfois penser à l'écriture automatique, il faut se garder d'en déduire qu'il s'agit là d'écriture spontanée, voire incontrôlée. Bernard Ascal souligne qu'ils furent plusieurs fois corrigés et remaniés. Cette poésie légère et ludique en apparence sait aussi créer l'émotion. La dernière phrase du poème en prose d'un lyrisme sobre, hommage au communiste grec Beloyannis, supplicié en 1952, frappe l'imagination : « Une immense colombe blanche saupoudre la colère de son deuil sur la terre. »
C'est dans les « propos » que Picasso poète s'affirme en pleine liberté. Il s'y livre avec éclat et lucidité. On l'y retrouve en totalité, avec son inventivité exacerbée, l'évidente clarté de ses aphorismes, sa finesse d'esthète, son humour mordant : « L'art n'a ni présent ni avenir. L'art qui est impuissant de s'affirmer dans le présent ne se réalisera jamais. Ce n'est pas au passé qu'appartiennent l'art grec ou l'art égyptien : ils sont plus vivants aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier. Le changement n'est pas l'évolution. » Picasso manie aussi l'art de la provocation : « A bas le style ! Est-ce que Dieu a un style ! […] Il a même fait ce qui n'existe pas. Moi aussi. Il a même fait la peinture. Moi aussi. » Quand il s'engage politiquement, Picasso réaffirme que la peinture n'est pas faite pour décorer les appartements. Il refuse d'être taxé de propagandiste ne reconnaissant qu'au seul Guernica d'être une œuvre partisane à connotation allégorique : « Mon Guernica est la seule toile qui soit symbolique […] Il y a là un appel voulu au peuple, un sens délibérément propagandiste. » Comme tout artiste, il s'interroge sur sa fonction : « Qu'est-ce que l'art ? Si je le savais, je me garderais de la révéler. Je ne cherche pas, je trouve. » Picasso revendique aussi l'invention du mot « surréaliste » qu'il aurait confié à Apollinaire et que celui-ci a repris à son compte. Mais le peintre lui donnait un autre sens que celui revendiqué ensuite par le mouvement surréaliste : « Ils ont complètement négligé l'important, ils n'ont pas compris ce que j'entendais [ …] quelque chose de plus réel que la réalité. »
Bernard Ascal et Cécile Charbonnel interprètent 25 poèmes dans le CD n°1 mis en musique par Ascal, sur des arrangements musicaux de Jean-Michel Charbonnel. Quant aux réflexions et propos de l'artiste intégralement repris dans le CD n°2, ils sont extraits de divers articles et documents, de conversations rapportées par Hélène Parmelin, Malraux, Brassaï, Claude Roy.
Des transitions musicales judicieusement orchestrées rehaussent la diction parfaite des interprètes. Un ouvrage utile et précieux pour mieux approcher l'artiste majeur, prodige prolifique du XXème siècle.
Et comme vous ne l'avez pas oublié :
Poèmes chantés du XVIème siècle à nos jours ( parmi les auteurs François Malherbe, Guillaume Apollinaire, Paul Verlaine, Marc Laphrise de Papillon, Bernard Ascal, André Velter, Michel Butor, etc.)
Un poète nommé Picasso
Peintre, sculpteur, graveur, céramiste, tapissier… Picasso fut tout cela, mais aussi, on l'oublie parfois, poète. S'il a pratiqué cet art tardivement, à partir de 1935, alors qu'il avait déjà 54 ans, il s'y était intéressé depuis son plus jeune âge, d'abord à Barcelone, où il fréquentait les milieux littéraires d'avant-garde, puis à Paris, dès son arrivée dans la capitale française en 1901. Nul doute que sa proximité avec des figures telles que Max Jacob et Guillaume Apollinaire l'a conforté dans son envie de se mettre à l'écriture.
On ne s 'étonne pas que Picasso s'affranchisse des règles de grammaire et de syntaxe comme, dans son œuvre picturale, il a bousculé les codes les mieux établis.
On peut découvrir tout cela et bien plus encore dans un livre étonnant qui réunit le texte, l'image et le son. Bernard Ascal, l'auteur de cet objet culturel non identifié, y propose tout à la fois 25 poèmes de l'artiste franco-espagnol, plus d'une centaine de ses propos et réflexions, des reproductions de toiles, de manuscrits ainsi que des photos. Mais son apport original réside dans les deux CD qui accompagnent le livre. Le premier réunit les 25 poèmes sélectionnés mis en musique par ses soins. Et ce n'est pas tout, car il les interprète lui-même en compagnie de Cécile Charbonnel. Dans le second CD, on trouve une série de réflexions de Picasso sur l'art et la vie. Elles proviennent d'articles rédigés par le peintre ou de conversations avec des proches.
Bernard Ascal n'en est pas à son coup d'essai. Cet artiste iconoclaste a mis en musique nombre de grandes voix de la poésie moderne en langue française, de Benjamin Péret à Aimé Césaire en passant par Abdellatif Laâbi, Philippe Soupault et Léopold Sedar Senghor. Ce dernier ne disait-il pas que « le poème n'est accompli que s'il se fait chant, parole et musique en même temps
Ce fut un travail de longue haleine, le genre de projet qui vous accompagne pendant des mois, voire des années. Car interpréter les poèmes de Picasso n'est pas qu'un défi artistique, lequel cependant suffirait bien, déjà : réunir quelques musiciens parmi les meilleurs, composer puis chanter (en alternance heureuse avec Cécile Charbonnel) sans trahir la poésie parlée ou écrite, entrer dans l'intimité des mots, de leur facétie et leur profondeur secrète, pour tout cela, Bernard Ascal, grand familier des surréalistes et peintre lui-même, en avait les armes. Mais en plus, il a fallu déployer des trésors de diplomatie, obtenir les droits, convaincre les uns et les autres, trouver les financements, bref, produire ce double CD, l'un chanté, constitué des poèmes, le second dit, à partir de divers propos sur l'art, la politique, la vie, glanés ici et là dans les interviews, rapportés dans les biographies etc. Pari largement réussi qui devrait figurer en bonne place dans toutes les discothèques des amateurs du maître.
Nombreux sont les projets qui entourent les quarante ans de la disparition de Picasso. Bernard Ascal et les disques EPM nous proposent un double album de textes choisis. Les voix, chantés sur le premier disque, sont accompagnées d'un ensemble orienté jazz et les prestations de chacun séduisent très vite. On pourra toutefois s'interroger sur la démarche faisant entrer des textes très libres, souvent sans rime ni structure, dans des grilles musicales souvent assez étanches. On aurait peut-être attendu, surtout dans un contexte jazz, un élan surréaliste, une vision moins classique et plus expérimentale. Le résultat est de fait moins élitiste qu'il n'y paraît et séduira les amateurs d'art et/ou de chanson. Le second disque, succulent, propose 119 propos lus et nus de Picasso sur des sujets assez variés, nous faisant découvrir l'artiste de façon plus intime et rendant l'ensemble assez indispensable.
Chanter du Picasso !
« Toutes lignes enlevées du tableau qui représente l'image de cette tête de jeune fille apparaît flottant autour blanc arôme des coups donnés à l'épaule du ciel orgueil blanc fromage coquelicots vin blanc frit tirs aux pigeons du fifre blanc cri jaune des fouets réfléchis par le vol d'une hirondelle sur l'œil du lait mauve ortie cheval ailé… »
Je compte sur les doigts de ma main. Un, il fut peintre ; deux, il fut sculpteur ; trois, graveur et, quatre, céramiste. Reste le cinquième doigt : Pablo Picasso fut aussi poète, le saviez-vous ?
En un quart de siècle, il a même écrit pas loin de 350 poèmes et, pour faire bon poids, quelques oeuvres théâtrales.
Si Bernard Ascal (compositeur, chanteur et directeur de collection chez EPM où il succéda à Marc Robine) ne s'était pas mis en tête de l'interpréter, nous ne le saurions pas vraiment, sauf à tout savoir de l'auteur de Guernica et des Demoiselles d'Avignon, à le connaître sur le bout des doigts…
« Il s'agit de la face la plus méconnue de cet artiste d'une exceptionnelle fécondité. Force est de constater que Picasso n'a pas facilité l'accès à ses poèmes. Faisant fi des règles conventionnelles, il a supprimé la ponctuation, aboli la structure classique des phrases, usé des chevilles linguistiques – prépositions, conjonctions et autres – de manière à brouiller tout possibilité de sens univoque, accumulé et/ou juxtaposé des mots si étrangers les uns aux autres que l'analyse en est rendue difficile » nous instruit Bernard dans une nécessaire préface qui nous aide, un peu, à entrer dans l'inconnu. Ascal poursuit : « Picasso jongle avec les mots, avec tous les mots – ceux du peintre, de la cuisine, de la femme, de l'amour, de l'espace. C'est bien souvent in extremis qu'il les rattrape, le sol n'est plus qu'à quelques centimètres mais le poète est là et les mots rebondissent à nouveau entre ses paumes, les mots jaillissent pour un nouvel envol. »
Pour passer de poème à chanson, il convient que les mots épousent des notes. Bernard Ascal a écrit les partitions, légèrement jazzies. Lui et Cécile Charbonnel assurent l'interprétation.
Loin de n'être qu'une curiosité discographique, le résultat est intéressant, particulier et probant, qu'on écoutera sans doute en feuilletant un livre d'art, sur Pablo Picasso il va de soi. 26 poèmes sont ainsi passés à la rubrique « chanson ».
Dans le même boitier, un second cédé recueille « 126 réflexions de Picasso sur l'art, la création, l'engagement politique et la vie ».
C'est un travail ambitieux et original que livre aujourd'hui Bernard Ascal avec son « Pablo Picasso, Poèmes & Propos » ; beau titre placé sous une photographie de David Douglas Duncan qui a su fixer le mystère du regard du peintre… Si ce dernier est universellement reconnu (qu'il soit loué ou décrié !), l'écrivain reste méconnu. Certes, ses pièces de théâtre sont relativement reconnues, en particulier « Le Désir attrapé par la queue » qui fut réédité, mais ses poèmes n'ont jamais atteint le public que la célébrité de leur auteur aurait pu leur amener… Bernard Ascal a fait un choix parmi les 350 poèmes, tant en espagnol qu'en français, que Picasso a écrits de 1935 à 1959. Il en donne à lire 26 dont de nombreux en fac-similé à partir du manuscrit. L'un, daté du 14 décembre 1935 (Sur le dos de la tranche), est même interprété par le peintre qui rehausse de couleurs et de graphismes noirs chacun des vers : on peut y voir comme une anticipation (au-delà des différences) du travail que fera Picasso sur Le Chant des morts de Pierre Reverdy (Tériade éditeur, 1945). Les autres, simplement reproduits, mettent en évidence les distances que prend Picasso avec l'orthodoxie surréaliste, même si selon Brassaï « les œuvres littéraires de Picasso relèvent de la poésie surréaliste » : ses manuscrits sont raturés, repris, remis sur l'ouvrage ; on est loin du premier jet de l'écriture automatique… À lire ces poèmes, on est surpris de la modernité de Picasso : combinatoire et variations, accumulations, logorrhée à l'image de l'écoulement de la couleur sur la toile… Picasso pense en couleurs, l'art pictural n'est jamais bien loin du texte ; la poésie et la peinture sont inséparables ainsi dans « Portrait de jeune fille » … Mais Bernard Ascal ne s'arrête pas là. Constatant qu'à l'exception de René Leibowitz, les musiciens n'ont guère mis en musique les poèmes de Picasso, il compose sur les poèmes choisis et les enregistre avec Cécile Charbonnel (CD 1) : le pari n'était pas gagné d'avance, l'écriture de Picasso (vers libres ou prose) ne se prête guère à la mise en musique par l'absence de rime et de rythme facilement mémorisable musicalement… Il découpe en vers les textes en prose et publie sa « découpe ». Le résultat est étonnant : il est vrai qu'il a fait appel à Jean-Michel Charbonnel pour les arrangements, l'un des meilleurs musiciens de jazz du moment… Un second CD reprend les propos de Picasso sur son travail, propos qui sont publiés à la suite des poèmes en 13 « chapitres ». Propos parfois déconcertants car ils pointent l'absurdité du parler commun : « … on peut dire qu'un steak est bleu quand on veut dire rouge. C'est ce que j'ai souvent fait quand j'ai essayé d'écrire des poèmes », à rapprocher de « Quand je n'ai plus de bleu, je mets du rouge »… Il y a dans ces propos une liberté qui surprend tant ils sont aujourd'hui politiquement incorrects. Cet ouvrage est une excellente introduction à la démarche de Picasso par le va et vient qu'il impose entre la peinture (quelques reproductions), les poèmes, les propos, la musique (le premier CD), les photographies de D.D. Duncan… Si Picasso a déclaré « Au fond, je crois que je suis un poète qui a mal tourné », le travail de Bernard Ascal prouve que Picasso est un poète. Continuellement.
Le dimanche 9 juin 2013 à 14 h 30, Place Saint-Sulpice à Paris, dans le cadre du Marché de la Poésie, Bernard ASCAL reçoit un "Coup de Coeur 2013" de l'Académie Charles Cros pour son Double-CD et son livre Pablo PICASSO - Poèmes & Propos qui viennent de paraitre aux Editions EPM
Aragon en chansons
Bernard Ascal est le réalisateur d'une nouvelle et remarquable anthologie de chansons d'Aragon, chez EPM. La poésie, celle des années 20 comme celle d'aujourd'hui, joue pour lui un rôle prépondérant, ce qui explique qu'il soit à l'origine d'albums consacrés à Eluard, Césaire, Breton, Soupault, Depestre, Laabi... Quand il ne travaille pas sur la mise en chanson de poètes de notre temps, il retourne à sa passion première qui est le chant. La pratique qu'il en a, sur scène en particulier, a rendu son jugement indifférent aux modes musicales. C'est pourquoi se retrouvent dans cette anthologie à côtés de Marc Ogeret, Francesca Soleville, Monique Morelli, Catherine Sauvage, Serge Reggiani, Jacques Douai, Colette Magny... d'autres interprètes dont la réputation s'est estompée mais que l'oreille et le métier de Bernard Ascal ont repêchés, à juste titre.
Contrairement à Hugo, Aragon ne s'est jamais opposé au désir des musiciens de transformer ses poèmes en chansons. Il y voyait un élargissement de l'impact de la poésie. En 1961, à la sortie du disque que Léo Ferré venait de lui consacrer, il écrit : « J'ai l'habitude de dire que la mise en chanson d'un poème est à mes yeux une forme supérieure de la critique poétique. Une critique avec laquelle je puis être ou non d'accord. Mais qui n'a rien à voir avec ce faible commentaire [... ] qu'est la critique écrite. »
Connaissant le goût qu'avait Aragon de lire ses textes à ses amis, Bernard Ascal a augmenté son anthologie de plusieurs enregistrements. Ce coffret présente donc trois CD qui permettent de l'entendre dans des œuvres fort diverses qui vont des poèmes des années 40 (Les lilas et les roses, Richard II Quarante, La rose et le réséda...), au Voyage d'Italie en passant par des commentaires sur La Semaine sainte. Le Voyage d'Italie écrit en hommage à Marceline Desbordes-Valmore a été enregistré en 1968 pour les lecteurs des Lettres françaises. La lecture qu'en fait Aragon est un grand moment.
Chaque année de jeunes musiciens mettent en chanson de nouveaux textes d'Aragon qu'ils peaufinent dans des récitals, comme leurs aînés l'ont fait. Ce n'est pas seulement sa poésie qu'ils rendent populaire mais la poésie.
F.E.
Louis Aragon, Hommage. Edition anniversaire, 6 CD, EPM. 25 euros.