Peinture : Constant Joseph Desborde : Portrait de Marceline Desbordes (1811) Douai, Musée de la Chartreuse (81 cm x 65 cm)
Si les temps actuels voient les femmes prendre place dans tous les territoires de l'expression, force est de constater que le XXème siècle a été une période de difficiles conquêtes et qu'elles sont, au XIXème, quasiment absentes. Dans le domaine de la poésie chantée qui nous retient plus particulièrement une dizaine de noms tout au plus viennent à l'esprit et encore dans la romance, non dans le genre savant qu'est la mélodie française. Rappelons que la romance est un genre hybride, entre la chanson et la mélodie française, dont les exigences vocales et instrumentales non excessives restent à la portée d'un grand nombre de bons amateurs. Elle connaît un essor considérable à la fin du XVIIIème siècle et durant la première moitié du XIXème. Ainsi se vend-il, en France, 250 000 romances au cours de l'année 1845.
Curieusement, quatre femmes qui s'illustrèrent dans ce genre sont nées ou ont séjournées dans les Outre-Mer : trois aux Antilles, la dernière à la Réunion.
Chronologiquement, c'est par une femme de la « haute >> qu'il faut entamer le siècle puisque, dans cette frange de la société, la poésie chantée est prospère.
Ainsi Hortense de Beauharnais (1783-1837), fille de l'impératrice Joséphine de Beauharnais, compose des romances et notamment, en 1807, Partant pour la Syrie (initialement titré Le beau Dunois) avec des paroles d'Alexandre de Laborde. La popularité de l'œuvre est telle qu'elle deviendra le chant de ralliement des bonapartistes sous la Restauration puis accédera au statut d'hymne national non officiel sous le Second Empire.
À l'inverse, Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) vivra dans une constante précarité. Elle part avec sa mère, en 1801, à la Guadeloupe où une épidémie de fièvre jaune emporte cette dernière. De retour en France en 1802, la jeune femme entame une double carrière de cantatrice et de comédienne. Elle se produit à Douai, Rouen, puis à l'Opéra-Comique de Paris, au théâtre de la Monnaie de Bruxelles (de 1807 à 1819) où elle y rencontre le comédien Valmore qu'elle épouse en 1817. Ses poèmes réunis en recueils (Elégies et Romances en 1819, Les pleurs en 1833, Bouquets et prières en 1843) sont loués par ses contemporains : Victor Hugo (dès 1821), Alexandre Dumas, Lamartine, Sainte-Beuve, Baudelaire et plus tard par Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Si l'amour, l'enfance, la religion sont omniprésents dans son oeuvre, elle aborde aussi, bien qu'à un degré moindre, les souffrances des classes inférieures : la condition des noirs (Restez enfants) ou la répression des émeutes lyonnaises de 1834 (Dans la rue par un jour funèbre de Lyon) dont Aragon a donné une lecture publique en 1948 et qu'il rattache aux écrits de la Résistance. Il évoque Marceline par ailleurs dans Le Voyage d'Italie et dans le recueil Elsa : « Valmore qui pleure à minuit ».
Les difficultés matérielles de Desbordes-Valmore s'inscrivent sur une vie que jalonnent les deuils - d'abord sa mère puis quatre des cinq enfants auxquels Marceline donna naissance (seul, un fils lui survivra), ses deux soeurs et, parmi ses intimes, Mademoiselle Mars en 1847, son grand amour malheureux, Henri de Latouche en 1851, Madame Récamier en 1849, Pauline Duchambge en 1858...
Les poèmes de Marceline ont été mis en musique de son vivant par Adolphe Adam, Joseph-Henri Mees, le précoce Camille Saint-Saëns et bien entendu, par sa très fidèle amie Pauline Duchambge1, compositrice de plus de 400 romances. Probablement née à la Martinique en 1778, elle a rejoint l'entourage d'une autre insulaire dont l'ascension sociale en métropole est spectaculaire, Joséphine Tacher de la Pagerie qui devient, en 1779, par un premier mariage Joséphine de Beauharnais (elle donne naissance à Hortense ci-dessus citée), puis en 1796, par un second, l'épouse de Bonaparte avant de se hisser par cette union, en 1804, au rang d'impératrice. Pauline Duchambge, après avoir perdu ses biens en Outre-Mer, survit en exerçant ses talents de chanteuse et compositrice dans les sphères les plus proches du pouvoir. À la qualité des romances signées avec Desbordes-Valmore, il faut ajouter celles liées aux poèmes de Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny, etc.
À des milliers de kilomètres des Antilles, sur l'île de la Réunion, une femme, Célimène Gaudieux, pourrait être l'une des premières auteures-compositrices-interprètes dans notre langue. Elle naît en 1807 d'un père créole et d'une mère affranchie de son état d'esclave en 1811. Elle ne fréquente pas l'école mais dotée d'une très vive intelligence, se forge une éducation par le contact avec les enfants des blancs. Elle se marie en 1839 avec un gendarme et le couple tient un relai de poste. Lui s'y emploie comme maréchal- ferrant tandis qu'elle assure sa fonction d'aubergiste et, de surcroît, régale sa clientèle par d'impertinents textes en français et en créole qu'elle chante sur des airs à la mode ou qu'elle invente en s'accompagnant d'une guitare dont elle joue en autodidacte. « Je suis cette vieille Célimène / très laide et non vilaine / Cette infortunée créole / Qui n'a pu aller à l'école / Légère en conversation / Mais très posée en actions / j'ai la tête remplie de vers / Et je les fais à tort et à travers. » Il manque à cet autoportrait qu'elle s'affirme être la petite-fille du poète réunionnais Evariste Parny (1753-1814).
Au début du XIXème puis à la mi-parcours du siècle, deux autres femmes qui, elles, ont reçu une solide instruction y compris musicale, se font remarquer pour leurs romances. La première, Sophie Gall (1775-1819), met en musique et chante en concert ou dans les salons des textes de Millevoye, Arnault, Creuzé de Lesser, Mademoiselle de Launay... La seconde, Loïsa Puget (1810-1889), interprète ses oeuvres composées sur des paroles de Gustave Lemoine, d'Alfred de Musset (Le Rhin allemand). L'une de ses mélodies, À la grâce de Dieu, fut tellement appréciée qu'elle fut la base d'une pièce écrite pour le théâtre par Philippe Dennery et Gustave Lemoine.
Lorsque Célimène Gaudieux décède à la Réunion en 1864, nait à Varsovie Marie Krysinska. Fille d'un avocat, elle arrive à Paris, âgée de 16 ans, pour suivre des cours d'harmonie et de composition. Attirée par la littérature, elle publie des poèmes et des chroniques littéraires dans divers magazines dont La Revue du Chat Noir à partir de 1882. Membre du Club des Hydropathes, elle est la seule femme à se produire régulièrement au cabaret du Chat Noir comme poète mais aussi comme accompagnatrice au piano ou compositrice sur des poèmes de Charles Baudelaire, Paul Verlaine ou de ses amis Charles Cros, Jean Lorrain, Maurice Donnay. Il est possible qu'elle soit l'initiatrice en 1881, dans La Chronique parisienne, du vers libre et cela en dépit des protestations de Gustave Kahn qui en revendiqua la paternité à partir de 1886. Après avoir publié plusieurs recueils de poèmes (Rimes pittoresques en 1890, Joies errantes en 1894, Guitares lointaines en 1903) mais aussi des romans et de nombreux articles sur l'art et la musique, Marie Krysinska décède en 1908.
Ces quelques femmes sont des exceptions au XIXème siècle dans le monde sous contrôle masculin de la création. D'autres femmes, bien sûr, accédèrent à une immense notoriété, dans la chanson notamment, telles Thérésa, Suzanne Lagier ou Augustine Kaiser mais à la condition expresse de se cantonner au rôle d'interprète. Il faut patienter jusqu'à l'arrivée d'Yvette Guilbert2 et des bouleversements qu'elle parvient à imposer dans le domaine de la poésie chantée.
Bernard Ascal
1 - L'émission « Chanson Boum » qu'Hélène Hazera a consacrée en 2008 sur France Culture au tandem Desbordes-Valmore/Duchambge est accessible en podcast.
2 - Voir le n° 61 de Féli.
© Bernard Ascal, 2017. La reproduction de ce texte, en partie ou en tout, est soumise à autorisation.