Revue semestriel de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet

La rubrique Un écho de chanson est consacrée
à la poésie mise en chanson.

Dans le n° 62, Décembre 2016 :
Trop discrète Christiane Verger (1903-1974)

Portrait de Christiane Verger réalisé par Fabien Loris en 1952

Parmi les compositrices dont le XXème siècle retient le nom - Germaine Tailleferre, Claude Arrieu, Lili et Nadia Boulanger... - il en est une qui n'apparaît jamais : Christiane Verger. Sans doute eût-elle un double tort : d'être, de son vivant trop discrète, et surtout, de consacrer son talent de compositrice au domaine de la « chanson » sans rien offrir à celui des musiques savantes.

Née en 1903, Christiane Verger est, à 11 ans, orpheline de son père. Sa mère, sans ressources, trouve un emploi aux assurances La Séquanaise et la jeune fille donne, dès l'âge de douze ans, des cours de piano pour contribuer aux besoins du quotidien. Dans ce contexte de grande précarité, elle parvient à mener ses études musicales. Elève de Marguerite Long, elle obtient un premier prix de piano au Conservatoire de Paris mais ne concrétise pas son désir d'être soliste1. Alors qu'elle n'a pas encore 19 ans, elle épouse, en 1922, le décorateur-architecte Henri Boverie.

Nul ne sait comment est née l'attirance de Christiane Verger pour la poésie mais ce sont des textes de Marcelline Desbordes-Valmore qui furent l'objet de ses premières compositions musicales. Peu après, en 1928, l'un de ses camarades d'adolescence, un parfait inconnu à l'époque, Jacques Prévert, lui propose de mettre en musique le premier poème qu'il vient d'écrire à la demande du danseur Georges Pomiès, pour un projet de ballet. Premier poème : Les animaux ont des ennuis, et sitôt, première chanson2. Ainsi s'entame, avec l'un des plus importants poètes du XXème siècle, une collaboration qui s'étendra sur plus de vingt-cinq ans et s'avérera riche de formidables réussites. L'année précédente, un événement d'une toute autre nature était advenu : le 23 février 1927, Christiane Verger avait donné naissance à sa fille, la future comédienne Nadine Alari3.

Très vite, la renommée de Christiane Verger dépasse le cercle de la bande à Prévert. Elle signe, au fil des années, des chansons avec d'excellents auteurs : Mireille Brocey, Jamblan, Jacques Larue, Jean Rougeul, Louis Sauvat, Jean Variot, Michel Vaucaire... Cependant, cette reconnaissance n'aide pas Christiane Verger à se ressentir plus à l'aise avec le monde extérieur, ainsi qu'en témoigne sa fille : « ma mère était une femme très introvertie, solitaire, secrète, sans doute assez malheureuse. Elle n'a rien fait pour mettre en avant son travail. Le piano était son univers et personne, en dehors de l'auteur ou de l'interprète concerné, ne pouvait y pénétrer. Je n'ai jamais été présente à une répétition. Tout au plus ai-je pu écouter derrière la porte. Ma mère n'a jamais chanté elle-même mais de grandes artistes — Juliette Gréco, Catherine Sauvage — venaient répéter et elle aimait leur prodiguer des conseils. Elle n'a jamais été la pianiste attitrée soit d'un cabaret, soit du Club d'Essai de la Radio. Elle ne jouait qu'en fonction des engagements des quelques interprètes dont elle était l'accompagnatrice. »

Après l'abandon d'une carrière de soliste, lui a-t-il fallu concentrer trop de ses forces pour cicatriser la blessure et préserver, selon l'expression de Virginia Wolf, non une « chambre à soi » mais un « piano à soi » ? Y a t-il eu, au fil du temps, conflit de notoriété entre elle et son mari ? Eût-elle l'impression qu'il lui fallait se « barricader » pour sauver ce qui, dans son rapport à la musique, pouvait encore l'être, au point de s'isoler de ses plus proches dont sa propre fille ?

En dépit de ces obstacles d'ordre intime, sa carrière ne cesse de se développer. Le début des années 50 se révèle particulièrement positif pour Christiane Verger. Après s'être séparée d'Henri Boverie, elle entame une nouvelle vie de couple avec l'acteur-chanteur-illustrateur-boxeur-voyageur Fabien Loris et connaît alors une période heureuse4. Sa comédie-ballet Cœur de docker est créée à Hambourg, en 1952, avec des décors de Fabien Loris. En 1953 paraissent successivement le recueil Tour de chant qui regroupe quatorze de ses mises en musique des poèmes de Jacques Prévert avec des illustrations de Fabien Loris puis, illustré cette fois par Jacqueline Duhème, mais toujours avec Prévert, le conte L'Opéra de la lune.

Dans le domaine de la poésie chantée, au recueil Tour de chant qui contient, à l'égal de ceux publiés par Joseph Kosma, plusieurs mélodies incontournables écrites entre 1928 et 1953 — Quelqu'un5, Cœur de docker6, Quand tu dors —, il faut ajouter bien qu'elles ne furent pas regroupées en recueil et assez peu enregistrées, les musiques écrites de 1952 à 1956 sur les poèmes de Philippe Soupault7. Citons aussi les deux poèmes de Pierre Mac Orlan La chanson de Bagatelle et Les Saintes Maries-de-la-Mer dont les versions de Germaine Montero connurent un véritable succès.

Prévert, Soupault, Mac Orlan, Desbordes-Valmore furent mis en musique par Christiane Verger mais aussi La Fontaine, Florian, Hugo, Nerval, Rimbaud, Cocteau, Desnos, Hardellet, Billetdoux... sans omettre les auteurs de chanson précédemment cités, les « paroliers - ! Par l'importance qu'elle accorde à la poésie chantée dans le mode « chanson », elle est une pionnière qui ouvre la voie aux Hélène Martin, Colette Magny, Michèle Bernard...

Ainsi la compositrice Christiane Verger dont Philippe Soupault déclare qu'« elle est la musicienne qui a le mieux traduit la nouvelle et véritable orientation de la chanson moderne » et dont les oeuvres furent interprétées par Edith Piaf, Les Frères Jacques, Mouloudji, Cora Vaucaire, Germaine Montero, Yves Montand8, reste grandement à découvrir. J'ai écrit « œuvres », c'est de ma part un excès d'enthousiasme. C'est ne pas tenir compte de la puissance des hiérarchies culturelles9. Il fallait écrire « chansons » !

Bernard Ascal

1 - La jeune Christiane pratiquait la musique de chambre avec les sœurs Dienne dont Jacques Prévert était l'un des familiers au point que Simone, la benjamine, deviendra, en 1925, la première épouse du poète.

2 - Après Christiane Verger, d'autres compositeurs interviendront : Hanns Eisler en 1933, Louis Bessières en 1934, Joseph Kosma en 1935, etc.

3 - C'est aussi avec des poèmes de Jacques Prévert que la toute jeune Nadine Alari (elle connait, et pour cause, le poète depuis sa prime enfance) débute, en 1946, dans le cabaret d'Agnès Capri. Cette dernière lui fait revêtir une petite robe blanche dont la connotation virginale fonctionne à merveille sur le public lorsqu'elle interprète, entre autres, Quelqu'un. Rappelons qu'Agnès Capri fut dix ans plus tôt, en 1936, l'une des toutes premières à présenter, au Boeuf sur le toit, les créations du tandem Verger-Prévert dont Les animaux ont des ennuis et Adrien.

4 - La troupe du danseur Georges Pomiès, proche dans l'esprit du Groupe Octobre, travaille fréquemment avec Jacques Prévert. Une jeune danseuse, Janine Tricotet, engagée en 1932, devient la Grenouille Verte puis l'Oiseau bleu dans Les Animaux ont des ennuis. Dans cette période de rencontres incessantes, elle fait la connaissance de Prévert et Christiane Verger de Fabien Loris. En 1935, Janine Tricotet et Fabien Loris sont mari et femme. La première se lie, en 1943, à Jacques Prévert et le second devient, en 1951, le compagnon de Christiane Verger.

5 - C'est un alliage d'exception entre un texte une mélodie. Deux versions de référence : celle des Frères Jacques en 1955 et celle d'Yves Montand en 1962.

6 - Encore un alliage magnifique. De plus, c'est, dans l'oeuvre de sa mère, la chanson préférée de Nadine Alari. J'en profite pour la remercier très vivement de son chaleureux accueil et de sa confiance.

7 - Les poèmes de Philippe Soupault furent interprétés par Catherine Sauvage, Jean-Christophe Benoît, Fabien Loris, Mouloudji...

8 - Comment ne pas évoquer la sage mais si troublante Clémentine que chante Yves Montand sur un texte de Jean Rougeul et comment ne pas apercevoir dans l'ombre de Clémentine, celle de Christiane Verger ?

9 - On ne cite guère plus le nom de Marguerite Monnod (1903-1961) qui eut, elle aussi, le tort de n'écrire que des chansons (Mon légionnaire, L'Hymne à l'amour, Milord...), des musiques de films et des comédies musicales (Irma la douce). À la différence de Christiane Verger, elle n'a pas, à ma connaissance, composé sur des textes spécifiquement poétiques.

© Bernard Ascal, 2017. La reproduction de ce texte, en partie ou en tout, est soumise à autorisation.

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